Revues à contre-courant
Pousser la porte
Mi-décembre, la course aux cadeaux de Noël s’intensifie chaque jour. Mi-journée, il vous faut, pour le déjeuner, quitter la chaleur de l’agence et arpenter les rues voisines du Faubourg Saint-Honoré, parées de lumières. Vous envisagez, en bon créatif un peu pressé, de mettre à profit ce temps de pause pour partir à la recherche de l’attention qui fera mouche au Secret Santa organisé à l’agence. Vous décidez de pousser, malgré le froid, jusqu’à la plus proche librairie pour évoluer une heure parmi les livres et trouver une autre espèce de nourriture.
Sur les tables paradent les livres de la rentrée littéraire de septembre qui, ornés de leurs bandeaux colorés, crient leur obtention d’un prix. Vous les feuilletez, vous les touchez, vous en faites bruisser les pages entre vos doigts. Vous reposez. Ce n’est pas pour aujourd’hui.
Direction le rayon littérature française. Ordre alphabétique aidant vous vous dirigez vers les noms qui vous viennent spontanément, puis guettez les noms inconnus. Vous les feuilletez, vous les touchez, vous en faites bruisser les pages entre vos doigts. Vous reposez. Ce n’est pas pour aujourd’hui.
Vous progressez dans la librairie, quand soudain votre œil est attiré par un titre gras sur un fond haut en couleurs. Quelques mois de naming ont suffi à vous changer en radar à dénominations originales, et tout y passe, ouvrages littéraires compris. America, Zadig, ou Reliefs, voici les noms (qui tiennent en un seul mot) de ces revues, plus grandes qu’un livre, mais aussi épaisses. 19 euros, environ 200 pages, voici les autres caractéristiques qui ont éveillé votre attention. Ces revues se distinguent par leur densité, l’épaisseur de leur papier, la consistance de leur contenu, et la profondeur des principes qui ont présidé à leur création.
Une publication à contre-courant
Ces publications nées dans les toutes dernières années ont fait un premier pari, celui du papier, à l’heure où il est dit sur le déclin et où les organes de presse tentent de se réinventer pour subsister. Ces revues sont consistantes et se présentent comme un objet littéraire ou un objet de culture, de nature à être conservé, collectionné, dont la tranche permet de dessiner une frise colorée dans votre bibliothèque. Il ne s’agit pas de quelques pages destinées à être consommées, digérées puis rejetées, mais au contraire d’un objet qui vaut pour le contenant et le contenu, à savoir les textes et la beauté du travail graphique.
Le second pari est celui du rythme, qui prend à rebours les modes actuels de consommation de l’information et de l’écrit. Trimestriels, ces périodiques ménagent l’attente et le désir autour de leur parution : leur rareté est le gage de leur qualité, et répond à un mode raisonné de publication. Les créateurs de ces revues ont fait le choix de la sobriété pour proposer une alternative à la logorrhée inarrêtable, au rythme effréné des publications papier ou numériques, des flashs infos et des articles superficiels rédigés dans l’urgence : c’est le temps de l’enquête, de la création littéraire et artistique, de la recherche, de la réflexion, et de la conception d’un contenu original qui prévaut et détermine, partant, le rythme de publication.
Les mooks
America et Zadig, la première ayant précédé la seconde, sont le fruit de la collaboration et de la réflexion conjointe de François Busnel et Éric Fottorino. Elles portent le nom de mook, mot-valise qui consacre l’alliance du magazine et du livre (« book » en anglais). Deux consonnes ceignent deux rondes voyelles pour décrire en une syllabe ce genre de publication périodique de nature hybride, au carrefour du magazine, de la revue et du livre.
America, L’Amérique comme vous ne l’avez jamais lue[1]
Quatre numéros par an, un par trimestre, pour suivre le découpage administratif de l’année : voici le rythme adopté par America, qui se propose de décortiquer le paysage culturel américain au fil du mandat de Donald Trump. C’est en ces mots qu’elle se présente : « America est une revue trimestrielle qui durera 4 ans : 4 ans pour découvrir l’Amérique comme vous ne l’avez jamais lue, en compagnie des plus grands auteurs français et américains ! »[2]. Sa date de péremption annoncée ajoute à cette temporalité singulière, et va de pair avec un dessein bien circonscrit : un manque a été identifié, une nécessité s’est manifestée, que la revue veut respectivement pallier et satisfaire.
Son titre est descriptif et univoque, en langue originale, qui recèle et resserre en un nom propre l’essence même de la revue : il sera question de l’Amérique, ce pays aux cinquante étoiles et états, raconté par la littérature.
Il trône en haut de la couverture, appuyé par sa forte graisse, ses diagonales, ses faux pleins et déliés, et amorcé par un travail de lettrine qui enrobe une étoile, symbole évident du drapeau américain.
La signature, qui dérive le titre en reprenant le nom de pays en langue française, sonne comme la promesse d’une approche nouvelle, d’une mise en mots singulière qui montrera l’Amérique autrement.
Zadig, Toutes les France qui racontent la France[3]
Au début de l’année est né Zadig, dont Eric Fottorino dit : "Sur la forme, c'est un enfant d'America, et sur le fond, Zadig est un enfant du 1"[4]. Ce mook hérite en effet du rythme périodique, de la volonté de dépeindre un pays et du format d’America, mais se rapproche du journal hebdomadaire Le 1, parce qu’il ne se cantonne pas à la littérature. Zadig parait quatre fois par an, pour accompagner l’arrivée des bourgeons, celle du soleil, des feuilles qui tombent, et de la neige, comme un guide à travers la France d’aujourd’hui, au fil des saisons. C’est la France et les France que racontent les auteurs, géographes, sociologues et autres journalistes dans cette revue colorée.
Zadig dit la France de manière détournée, reprenant le nom du protagoniste de Voltaire, incarnation incontestée de l’esprit des Lumières et représentant de la culture et de la littérature françaises. Mais, au-delà d’une simple référence à son auteur, qui permet de dire « France » sans l’écrire en toutes lettres, c’est le personnage lui-même qui nous intéresse. Selon le procédé bien connu, Zadig évolue dans un Orient reconstitué et rencontre des personnages-types auxquels il oppose sa vertu, de même que sa conception de la fortune et du bien. Il subit mille péripéties et essuie une majorité de revers, c’est pourquoi Eric Fottorino dit voir en lui « une forme d'insolence et d'indépendance »[5] voire « l’image même de la résilience ». C’est la liberté, incarnée d’abord par Voltaire et reprise à son compte par Zadig, qui a poussé les fondateurs du mook à le choisir pour titre, ce nom « qui claque et qu'on retient facilement »[6].
La linéale condensée du titre se teinte à chaque saison d’une couleur nouvelle mais conserve immanquablement le jeu graphique du -A qui se reflète dans cette forme miroir, à l’allure de borne kilométrique.
La signature joue sur la répétition de la « France », dans une formule plurielle puis singulière, qui frappe l’œil pour mieux marquer l’esprit : il s’agira de se défaire du prisme parisien pour regarder la France en face, dans la diversité de ses territoires.
Reliefs[7]
Dans un autre registre, mais dans une forme et à un prix similaires, vous remarquez lors de votre excursion à la librairie la revue Reliefs. Créée par Pierre Fahys, elle opère sur un mode légèrement différent, fondé sur une collection annuelle et ombrelle, qui abrite une déclinaison thématique de numéros.
Son manifeste se résume ainsi : « Dédiée à la nature, à l’aventure et à l’exploration, Reliefs invite des chercheurs, écrivains, photographes ou historiens à nous raconter les mondes d’hier et de demain dans un esprit de curiosité permanent »[8]. Les couvertures aux tons doux et envoûtants font de cette revue un véritable objet de curiosité, qu’enrichissent une large collection de cartes, des sérigraphies et autres carnets.
Son nom fait directement signe vers l’univers géographique qui infuse la revue : bisyllabique et éminemment descriptif, il est suffisamment large pour accueillir la diversité des paysages. Ce substantif, polysémique, désigne aussi bien ce qui fait saillie sur la croûte terrestre, que ce qui suscite la curiosité, doit être mis en évidence et en valeur, porté à la connaissance et à la considération des lecteurs.
Pour les quatre derniers numéros, le noir est la couleur consacrée de cette linéale à la graisse moyenne qui fait ressortir le titre sur un ciel toujours bleu, émaillé de nuages.
Noms en mode synecdoques
America se présente de manière authentique à un lectorat français intrigué par ce titre général et anglais, qui joue précisément sur l’imaginaire qu’il ne manque pas d’éveiller. Ce titre dit le tout pour la partie : c’est le pays entier qui est convoqué ici, quand c’est en réalité la littérature qui réside au cœur de la revue. Il s’agira d’embrasser le tout à travers la littérature.
A l’inverse, Zadig, plus symbolique - mais toutefois transparent pour une cible française - emprunte à la littérature pour finalement mobiliser une multitude de disciplines. C’est la partie qui fait signe vers le tout, ce protagoniste étant une personnification du sujet principal de la revue, la France, (re)vue sous toutes ses coutures.
Si ces deux premières revues faisaient le choix du nom propre, Reliefs est la seule des trois à arborer sur sa couverture un substantif qui dit, ici encore par métonymie, le terrain investi par ses auteurs. Le terme « reliefs » est certainement le plus à même d’évoquer une pluralité de phénomènes terrestres et géographiques, d’autant plus qu’il s’appuie sur le pluriel pour suggérer une exploration large et profonde des sujets traités.
Vous baissez les yeux sur votre montre : le temps a filé, vous avez une présentation de noms dans une heure. Vous hésitez entre les trois, choisissez enfin, passez à la caisse et ralliez le 102 rue du Faubourg Saint-Honoré.
[1]https://www.america-mag.com
[4]https://www.challenges.fr/media/que-vaut-le-nouveau-trimestriel-haut-de-gamme-zadig_649211
[7]https://reliefseditions.com
[8]https://reliefseditions.com
Graisse : épaisseur d'un trait ou d'un caractère, en typographie.
Linéale : police sans empattement, en typographie.
Linéale condensée : police sans empattement, à la chasse étroite.